18. Barthélémy, seigneur de Bratel-la-Grande
Béorf ouvrit les yeux avec la nette impression d’avoir dormi pendant des années. Il s’assit par terre pour retrouver ses esprits. Son estomac criait famine. En mangeant des noix, il tenta de se rappeler ce qui s’était passé avant qu’il ne soit changé en pierre. Pour l’instant, il n’avait en tête que la jeune gorgone. Il avait rêvé de Médousa qui lui caressait le visage. Plusieurs fois, sa douce voix avait bercé ses songes. Béorf avait complètement perdu la notion du temps. Puis l’image de Karmakas s’imposa à son esprit. Il y avait aussi son ami Amos qui était parti pour accomplir sa quête. Tout se bousculait dans sa tête dans un tourbillon de souvenirs. Il décida de sortir de la grotte et se mit à marcher sans but précis dans la forêt.
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Tous les habitants de Bratel-la-Grande, les chevaliers de la lumière comme les paysans et les commerçants, quittèrent le bord de la route où ils étaient exposés et se mirent instinctivement à marcher en direction de la cité. Ils furent chaleureusement accueillis, aux portes de la ville, par les hommes de Berrion. Toutes les gorgones avaient été réduites en poussière, et la malédiction n’était plus maintenant qu’un mauvais souvenir.
Un grand rassemblement eut lieu, au centre de la ville saccagée. Junos, debout sur une estrade de fortune, prit la parole :
— Habitants de Bratel-la-Grande ! Moi, Junos, seigneur des chevaliers de l’équilibre et maître des terres de Berrion, déclare cette cité libre ! Nous avons combattu le mal et nous vous avons délivrés de la puissance des gorgones. Je vous offre maintenant de reconstruire cette ville avec vous, dans l’harmonie et le respect de tous.
Dans la foule, un homme cria :
— Allez-vous-en ! Il n’y a qu’un maître ici et c’est moi !
Yaune le Purificateur s’avança vers l’estrade.
— Personne ne dira aux chevaliers de la lumière quoi faire et comment le faire. Partez maintenant et laissez-nous rebâtir notre ville comme nous l’entendons.
Une rumeur s’éleva de la foule. Junos leva la main pour rétablir le silence.
— Vous devez savoir, citoyens de Bratel-la-Grande, que c’est à cause de votre ancien seigneur que vous avez tous failli perdre la vie dans cette aventure ! Yaune le Purificateur savait très bien qu’un puissant sorcier le recherchait. Il vous a caché la vérité, et ce mensonge a failli causer votre perte. Un véritable chevalier ne ment jamais et cet homme vous a menti pendant trop d’années. Je me dois donc aujourd’hui de dire clairement les choses pour que vous ayez tous une idée juste de mes intentions. Je désire ardemment annexer le territoire de Bratel-la-Grande à celui de Berrion. Nous créerons ensemble un vaste royaume…
— Taisez-vous et partez immédiatement, hurla Yaune en tirant son épée. Je ne supporterai pas davantage un tel affront !
Barthélémy s’avança à son tour et déclara :
— Yaune, ne devrions-nous pas écouter ce que cet homme a à nous proposer ? Nous lui devons la vie et, sans son courage, cette cité serait encore aux mains de nos ennemis. Par respect pour les exploits de ses hommes et par reconnaissance envers eux, je suis prêt à lui prêter allégeance. Il n’y a pas de mal à servir plus fort que soit. Lorsqu’un seigneur est juste et bon, un chevalier doit se soumettre et reconnaître la valeur de celui qui demande une alliance.
— TRAÎTRE ! vociféra Yaune. Tu parles comme ton père ! Puisque aujourd’hui nous mettons les cartes sur table, je t’avouerai que c’est moi qui l’ai tué de ma propre épée. Nous étions ensemble lorsque le pendentif est tombé entre mes mains. Ton père a insisté pour que nous le détruisions immédiatement. J’ai refusé. Je voulais garder ce trophée pour moi. Il m’a provoqué en duel et j’ai fait couler son sang. Maintenant, j’ordonne que tu sois brûlé vif pour trahison envers ton seigneur. Chevaliers de la lumière, emparez-vous de lui immédiatement !
Les chevaliers, déconcertés, se regardèrent. L’un d’eux lança :
— Nous avons brûlé assez d’innocents ! Je me range derrière Barthélémy ! Que sa punition soit aussi la mienne, car je suis las d’obéir à Yaune le Purificateur.
Un autre chevalier de la lumière s’approcha de Barthélémy, lui posa la main sur l’épaule et dit :
— Je connais cet homme depuis ma tendre enfance et je crois qu’il est taillé pour devenir notre nouveau seigneur ! Je suis aussi en faveur d’une alliance avec nos sauveurs, nos amis de Berrion.
La foule applaudit à tout rompre et tous les chevaliers de la lumière se placèrent derrière leur nouveau maître, Barthélémy. Puis Junos demanda de nouveau le silence.
— Bratel-la-Grande vient de se choisir un nouveau souverain ! Barthélémy, monte à mes côtés sur l’estrade et reçois les acclamations de ton peuple ! En ce jour, je t’assure l’amitié et la loyauté de Berrion. Pour faciliter nos échanges, nous ferons construire une vraie route entre nos deux royaumes. Nous travaillerons ensemble à la prospérité et au bien-être de nos gens.
Yaune, dans un mouvement de rage, leva son épée pour frapper Barthélémy. Il fut rapidement immobilisé par la garde de Junos. Barthélémy intervint :
— Laissez-le ! Pour avoir tué mon père, Yaune, je te condamne à l’exil. Le mot « meurtrier » sera tatoué sur ton front afin que tous puissent savoir, en te voyant, quel genre d’homme tu es. Je te démets également de tes fonctions de chevalier. Jamais plus personne, dans ce royaume, ne sera brûlé et nous reconstruirons cette cité sur de nouvelles bases.
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Pendant ce temps, Amos cherchait son ami Béorf dans la foule. Ne le trouvant pas, il décida de sortir de la ville. Par bonheur, la pleine lune lui permettait de distinguer clairement ce qui l’entourait. Tandis qu’il marchait dans la plaine, Amos fut soulagé de voir enfin apparaître Béorf à la lisière de la forêt. Il courut vers lui en l’appelant. Les deux amis, fous de joie de se retrouver, se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.
— Amos, mon ami ! s’exclama Béorf. Comme je suis heureux de te revoir ! Je suis à la recherche de Médousa, ma nouvelle amie. Je voudrais tant te la présenter, mais elle a disparu. Pourtant, elle était avec moi… C’est le sorcier qui…
— Béorf, je sais que nous avons beaucoup de choses à nous dire, l’interrompit Amos. Asseyons-nous ensemble et laisse-moi te raconter la plus belle histoire d’amitié que je connaisse.
Amos rapporta alors à Béorf les confidences de Médousa. Il lui avoua aussi qu’elle s’était sacrifiée pour lui. Béorf ne put retenir ses larmes.
— Je ne la reverrai plus jamais, n’est-ce pas, Amos ?
— C’est cela, Béorf.
Un lourd silence tomba.
— Elle était si gentille et si belle, murmura Béorf au bout d’un moment. Je l’aimais. J’ai passé avec elle les plus beaux moments de ma vie. Ses yeux… Tu aurais dû voir ses yeux…
— Je t’avoue que j’ai fait de mon mieux pour éviter de les voir… Allez ! viens, mon ami. Retournons en ville, nous avons besoin de distractions.
En chemin, Béorf se rappela que, la dernière fois qu’il avait vu Amos, celui-ci partait pour le bois de Tarkasis.
— Dis-moi, Amos, sais-tu maintenant ce qu’est un porteur de masques ?
— Oh ! que oui ! Regarde bien.
Le jeune garçon se concentra, tendit son bras et le leva doucement. Une légère brise vint entourer les deux amis.
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Marqué d’une inscription indélébile sur le front, Yaune le Purificateur fut enfermé dans une cage de bois que l’on porta jusqu’aux limites du royaume. Une fois libéré, l’ancien seigneur de Bratel-la-Grande prit la route comme un mendiant. À cause de son tatouage qui le trahissait, il fut chassé de tous les villages qu’il traversa.
Une nuit, alors qu’il pénétrait sans le savoir dans le royaume d’Omain, propriété du seigneur Édonf, Yaune vit un petit temple. Il y entra, croyant avoir trouvé un endroit pour se reposer. Un frisson parcourut son dos lorsqu’il constata que les murs et les poutres de l’édifice étaient constitués d’ossements humains. Devant lui, sur un trône en or, était assise une créature à tête de serpent. Sa peau était rouge clair et ses mains ressemblaient à de puissantes pattes d’aigle.
— Qui es-tu et que fais-tu ici ? demanda bravement Yaune.
— Je m’appelle Seth et j’ai une proposition à te faire. Je t’offre cette épée, noble chevalier, Elle déchire les armures et empoisonne tous ceux qu’elle touche. Un seigneur comme toi ne peut pas vivre sans royaume. Sers-moi et je t’offrirai pouvoir et richesse. Tu vas conquérir, pour ma gloire, les terres d’Omain et tuer le seigneur Édonf.
— Et si je refuse ? demanda Yaune d’un air provocateur.
— Eh bien, si tu n’acceptes pas mon offre, tu retournes à ta minable vie de mendiant et tu meurs pauvre, affamé et oublié. Conquiers le royaume d’Omain et je t’offre ensuite une revanche sur Barthélémy et Junos. Tu récupéreras tes anciennes terres en plus de celles de Berrion. Ma proposition t’intéresse ?
Yaune sourit de toutes ses dents, tendit la main et répondit :
— Donne-moi cette épée, Seth, j’ai beaucoup de travail devant moi !